Elle n’est clouée au pilori que depuis un quart de siècle. Longtemps ignorée, puis méprisée, cette bactérie responsable des ulcères et de certains cancers de l’estomac est désormais accusée de tous les maux. Au point de lui faire porter un chapeau trop grand pour elle ?
Un soir de juin 1984, à Perth, sur la côte ouest australienne, Barry Marshall est rentré chez lui nauséeux. Il avait mal au ventre et vomissait. Mais il était heureux. Jeune interne à l’hôpital de la ville, il n’avait rien dit à son épouse, Adrienne, qui venait de reprendre son travail de conseillère à l’Éducation nationale après la naissance de leur quatrième enfant. Il avait prélevé une bactérie en forme d’hélice sur l’un de ses patients à l’hôpital, et l’avait avalée. Adrienne n’aurait jamais validé cette expérimentation, elle en connaissait les dangers, comme se plaît aujourd’hui à le raconter son mari : il venait de faire la démonstration que le micro-organisme spiralé provoquait des ulcères de l’estomac. Et que des antibiotiques l’éliminaient. Cette première mondiale mettait à mal les hypothèses envisagées jusque-là : le stress, le tabac, l’alcool étaient accusés de causer la maladie ulcéreuse. Des milliers de patients auraient pu aussitôt être guéris. Pourtant, cette « thèse bactérienne » a mis plus d’une décennie à convaincre le monde de la médecine. Barry Marshall et son confrère Robin Warren ont fini par recevoir un prix Nobel en 2005. Plus de vingt ans après. On a découvert entre-temps que le germe provoquait également des cancers. Sa forme d’hélice lui a valu son nom : Helicobacter pylori.
Longtemps, les causes de l’ulcère sont restées mystérieuses. Jusqu’à la première moitié du xixe siècle, « quand les gens se plaignaient de douleurs de l’estomac, les symptômes n’étaient pas rattachés à des lésions, » rappelle Philippe Mercet, gastroentérologue à Besançon. « On parlait des humeurs… C’était le flou artistique le plus complet. » La médecine « restait évasive » : depuis la Renaissance, lors des autopsies, les médecins analysaient « le cours normal des choses et non les pathologies ». Des médecins français ont alors eu l’idée de regarder à l’intérieur du corps humain ce qui ne fonctionnait pas. « Ce fut un tournant. On est entré dans la médecine moderne », s’emballe le praticien bisontin. Paris devient « le centre du monde » médical, pendant cinquante ans. En 1830, pour la première fois, l’ulcère est décrit anatomiquement – c’est une plaie, un trou dans la paroi abdominale –, mais ce qui provoque cette lésion n’est pas identifié. Pourtant, influencés par la révolution pastorienne, les médecins recherchent dès la fin du xixe siècle l’origine bactérienne de nombreuses infections, dont les ulcérations gastriques, raconte Roger Teyssou dans son Histoire de l’ulcère gastro-duodénal (L’Harmattan, 2009).