(21 JOURS) – La newsletter qui explore nos vies confinées avec tous les sens

🍺 2 trucs imparables pour se régénérer

Illustration Sarah Bouillaud

Par Elsa Fayner • 21 JOURS • N°8 • 10 avril 2020 • Consulter en ligne

(21 jours) fête ses 21 jours ! Pour célébrer l’événement, hier, j’ai ouvert une bière. Une blonde, de la marque Kékette. Je ne me souviens plus de ce qui m’a poussée à la choisir plutôt qu’une autre mais c’était le fameux lundi 16 mars, jour de victoire pour les supermarchés – les marchés ont fermé une semaine après -, le jour ou j’ai croisé mon ancien rédacteur en chef, Pierre Haski, au rayon conserves, vide. Je n’aurais jamais cru la scène possible. Je n’aurais surtout jamais cru qu’en allumant la radio tous les jours j’entendrais: « Si vous avez de la toux et de la fièvre, vous êtes peut être malade. Dans ce cas, restez chez vous. » Sur le même ton qu’« un train peut en cacher un autre ».

« Je reçois des patients qui doivent faire des choses au travail qui ne servent à rien. Les employeurs prévoient des projets pour septembre sans savoir quels clients ni fournisseurs seront encore debout, » me racontait Sylvaine Perragin. « On fait semblant, comme si rien n’avait changé. Aller à l’école, travailler… Mieux vaudrait prendre acte de la réalité, qui est différente aujourd’hui, et en faire moins. Mais il ne faut surtout pas que l’être humain se rencontre… »

Je m’évite assez soigneusement en remplissant mes journées de boulot mais cette newsletter me donne l’occasion de renouer avec mes cours de licence de philo – une névrose peut en contrer une autre 🙂 -, enfin avec ceux de Patrice Loraux, qui m’ont marquée, comme le personnage qui arrivait dans l’amphithéâtre l’air distrait de celui qui n’a rien préparé, écrivant chacun des termes de l’intitulé du cours au tableau, traçant des flèches entre eux, tapotant avec sa craie comme si tout cela était évident. Ce qui le devenait. 

« Philosopher, c’est vivre auprès de l’indeterminé et se sentir régénéré, en éprouver un accroissement d’être, » disait-il. « Philosopher, c’est répondre à la question : que faire face à l’incertain ? » Et de se demander ce qui avait poussé chaque époque à le faire. L’impuissance de la politique à éviter la corruption de la communauté, au Ve siècle en Grèce. La possibilité de vivre sous la folie de l’Empereur à Rome. D’appartenir à la fois au monde de l’apparence, de la raison et de l’Ecriture, au XVIIe. 

« Et aujourd’hui, pourquoi philosopher ? » demandait déjà Loraux. « Y a-t-il un indéterminé irréductible ? » Allons-nous repartir comme avant ou vivre une crise, au sens de remise en question d’un certain fonctionnement, ou plutôt dysfonctionnement, de notre société ? « Il y a de la philosophie partout où on relibère de l’indeterminé et où on le capte, pour en faire quelque chose, » si j’en crois mes notes d’il y a vingt ans. « Il s’agit de trouver un intermédiaire entre le lieu comme enclave close – où le déterminé stérile l’emporte – et le lieu comme passage permanent. » En attendant, ce lieu possède encore un frigo. Dans lequel reste une Kékette, rousse cette fois.

— Elsa Fayner

Deux minutes de plus

Catherine Sabbah spécialiste du logement, scrute nos intérieurs.

Vingt-et-un jours, c’est le temps de gestation d’un rat. Et combien prend celle d’une idée ? Vous me direz ça dépend… si on invente l’imprimerie ou l’eau tiède. Ou bien si l’on revisite la manière de se fabriquer un masque. Les patrons circulent, il faut toutefois vérifier l’étanchéité de l’objet. Car désormais, respirer peut tuer.

En cherchant bien dans nos maisons, on devrait trouver de quoi s’harnacher. Dans la salle de bain d’abord, les compresses stériles peuvent opportunément se transformer en « masque à gaze ». Certains ont découpé des sacs d’aspirateurs, dont les fabricants commencent à préciser que là n’est pas leur usage, histoire de se dédouaner en cas de contentieux. Le filtre à café a presque la forme des « becs de canard » recommandés au début de l’épidémie comme les plus efficaces. Pour ceux qui en possèdent encore, Les tissus matelassés des édredonssemblent particulièrement adaptés au filtrage avec leur triple épaisseur. Enfin, sans ajout, et après un pliage assez simple un caleçon élastique peut faire office de protection mais pour le faire tenir, il faut s’en couvrir les cheveux. 

On peut aussi en trouver de tous faits, dans les coffres de jouets des enfants ou sur nos mur, souvenirs de voyages à la puissance magique. Le masque de carnaval est libérateur, qui ne cache pas mais révèle des tendances inférieures, à mettre en fuite, peut-on lire dans Le dictionnaire des symboles chez Bouquins. Comme lors des fêtes chinoises du No, du renouvellement de l’année, le masque opère comme une catharsis. Les Iroquois en font un remède : les hommes masqués, au printemps et à l’automne, chassent les maladies des villages. L’imagination et l’ingéniosité n’ont pas de borne lorsqu’il s’agit de paralyser l’ennemi en le faisant mourir de peur, ou de rire.

— Catherine Sabbah

Jusqu’à plus d’heure

Sylvie Bagarie, grande lectrice, partage ses découvertes.

C’est le grand James Crumley qui le dit : « si vous ne devez lire qu’un seul western dans votre vie, lisez celui-ci ». Lonesome Dove est une bourgade poussiéreuse du Texas, proche du Rio grande, à la frontière mexicaine, où se sont installés deux anciens rangers, Woodrow Call et Augustus Mc Crae, dans l’espoir d’une vie tranquille loin des flèches des Indiens et des balles des pistoleros qu’ils ont affrontés pendant des années.

Le plan paraissait parfait mais ils n’avaient pas réalisé qu’ils allaient rapidement terriblement s’ennuyer. Jack Spoon, un ancien camarade poursuivi pour meurtre, leur propose alors un plan mirifique et improbable : convoyer du bétail. Commencer par voler 2600 bêtes, puis entreprendre un voyage de plusieurs milliers de kilomètres à travers déserts, montagnes, rivières en crue, jusqu’aux immenses plaines récemment colonisées du Montana, paradis des éleveurs.

L’écriture fluide, les dialogues percutants, les descriptions haletantes, l’humour désabusé de Larry Mc Murtry nous embarquent dans une lecture addictive. Nous accompagnons Call et Gus – mais aussi le jeune Newt et la belle prostituée Lorena -, affrontons les tempêtes, les bandits, respirons les nuages de poussière et peu à peu, nous attachons à ces personnages simples et extraordinaires.

C’est la fin d’une époque. Gus et Call se souviennent des Indiens, qui ont quasiment disparu, mais également des troupeaux de bisons qui peuplaient les plaines à perte de vue et dont seuls quelques uns, épars, subsistent : « Mais bientôt les Blancs arriveraient. Ainsi le spectacle qu’ils avaient sous les yeux était une sorte d’intermède. Ce n’étaient plus les plaines telles qu’elles avaient été, ni ce qu’elle allaient devenir, c’était un moment de vide véritable constitué de milliers de kilomètres d’herbe sauvage et peuplé seulement de quelques survivants-spectres de bisons, d’Indiens et de chasseurs . »

C’est un western crépusculaire et terriblement vivant, un pur plaisir de lecture qui vous fait sourire et vous tord le cœur.

Larry Mc Murtry, Lonesome Dove (2 tomes), Gallmeister

— Sylvie Bagarie

Un mètre d’écart

La photographe Hélène David part sur la piste de l’homme animal.
#Sur  la piste de l’homme animal. Trace 3. "Gadjo et Emilie". Hélène David.
République Française – Préfecture des Alpes MaritimesDIVAGATION DES CHIENS.Arrêté.Nice le 3 juin 1904.  

Où il est inscrit qu’ « il importe d’éviter la divagation des chiens pour la sécurité publique. »

Sur la piste de l’homme-animal, avec Aurélie Darbouret, ma co-auteur, nous découvrions l’an passé cet arrêté dans les Archives Municipales de Grasse. Au cours de la première moitié du XXe siècle, face à la propagation de la rage, les autorités confinent les chiens. Dans ce dossier d’archives sur la maladie, on trouve aussi toute sorte de documents, par exemple des plans d’engins pour le ramassage des bêtes, apparentés à la boîte à trous du Petit Prince – « dessine-moi un mouton » -, ou un devis de matériaux nécessaires à la réalisation de postes d’électrocution des canidés sans colliers.

Le Larousse de la langue française nous indique que « divaguer » désigne l’ « action d’errer çà et là, hors du lieu où l’on doit être ». Action que ne prévoit pas l’attestation de déplacement obligatoire du 23 mars 2020 et que nous devons tous signer aujourd’hui pour sortir, donc, du lieu ou l’on doit être.

Imaginons la rédaction d’un nouveau document qui stipulerait, entre les cases « Déplacements brefs » et « Convocation judiciaire ou administrative » : Divagation.

— Hélène David

Par quoi remplacer… l’odeur de terre mouillée ?

J’attends vos propositions et idées : elsafayner@gmail.com.

Dans le précédent numéro, je vous demandais par quoi remplacer les gondoles à Venise. Merci pour vos réponses :

  • « Évidez un demi-avocat. Installez en travers de la peau deux allumettes de bonne grosseur. Déposez sur un fond de tupperware empli d’eau. Mettez un air d’opéra en fond sonore. Laissez-vous aller, mais tenez-vous à au moins un mètre du gondolier. »
  • « Il me semble que, de Serge Reggiani à Sheila et Ringo, nous étions déjà encouragés à chasser de nos imaginaires amoureux la figure du gondolier. Même chez Dalida, le gondolier n’est que le souvenir d’un amour déçu. On pourrait donc remplacer, suivant ainsi les bons conseils de Serge, Venise et ses gondoles par “l’endroit où tu es heureux/heureuse”. »
  • « De l’opéra ! En italien. Par exemple la Traviata, crée à Venise en 1853. Ou bien Othello, le Maure de Venise. »
  • « Par une minute de danse par jour ! »
  • « Par les mouettes de Paris, qui doivent s’en donner à coeur joie en ce moment… »
  • « Par des paddles (il en existe même des gonflables que l’on peut mettre dans ses bagages). C’est un transport doux, silencieux. Cela aurait l’avantage de mettre de la couleur et de rajeunir la moyenne d’âge des visiteurs. On peut penser au pédalo mais c’est moins drôle. »
  • « En s’installant confortablement, si possible dans une chaise longue sous un rayon de soleil et en feuilletant un livre sur les plus beaux chefs d’oeuvre de Venise, acheté à Booki la librairie solidaire de Retrilog d’Emmaüs. »
  • « Bien sûr remplacer les gondoles par une visite virtuelle qui ne pollue pas et il y en a des dizaines. Exemples : Tour the Hidden Parts of Veneza Italia, ou celle-ci, ou cette dernière en 3D et aérienne ! »
  • « Par des milliers de souvenirs de grands bonheurs, d’extases infinies, de caresses, de promesses et … olé … Peut- être. Mais voici mon histoire : un matin, saisie d’un désir de rangement intense, je trouve une gondole à Venise, une vraie ! Elle dormait au fond de la corbeille à ouvrage de ma mère dans un petit flacon de sept à huit centimètres de longueur.  Elle était dirigée par un minuscule gondolier. Il ne chantait pas, non, mais à l’inclinaison du flacon, la gondole avançait d’une extrémité à l’autre oscillant sur une eau coloris bleu des mers du Sud. Et, une neige magique la recouvrait. Merveilleux spectacle ! J’ai ressenti soudain l’odeur du parfum de ma mère. J’étais heureuse de retrouver ce bibelot, un truc acheté dans une échoppe vénitienne pour touristes. Tout à coup, je ne voyais plus la gondole à Venise : celle-ci m’apportait en échange d’une larme, d’un soupir de regret, le sourire de ma mère, Mado. »
  • « A Venise désertée par les touristes et les croisiéristes, l’eau des canaux a retrouvé sa transparence, les poissons y reviennent, paraît-il. Il se murmure même que des sirènes y auraient été aperçues s’ébrouant sous le pont des Soupirs… Si vous les voyez comme moi, ces sirènes, alors, continuez cette histoire. Quand le merveilleux fait irruption, quand il force les portes de nos destins, il ne peut qu’apporter bienfaits, transcendance et soulagement. Les sirènes ont tellement de secrets à murmurer à l’oreille des hommes… Dernier conseil : je suis en train de lire Oreiller d’herbes, un roman de l’écrivain japonais Natsumé Sôseki. Un peintre quitte la ville pour gagner la montagne où il souhaite méditer sur son art et plus largement sur ce que sont la création et la sensation. “Je suis parti en voyage à la recherche de l’impassibilité et si je regarde les gens dans cet état d’esprit, cela n’aura rien à voir avec la période où je vivais à l’étroit dans une maison, au fond d’une ruelle du monde d’ici-bas,” écrit-il. Je vous invite au voyage vers l’impassibilité, loin des passions humaines. Je vous invite à peupler ce monde nouveau des créatures et des choses, des minéraux et des plantes, des couleurs, des sons et des odeurs que l’agitation masquent trop souvent à nos sens… »

Illustration Sarah Bouillaud.

Retrouvez toutes les newsletters publiées entre le 15 mars et le 11 mai 2020.

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